Clerget 14F

France  Moteur en étoile à huile lourde


   - 1929 : des moteurs aériens au gasoil ?

Gros plan En 1928, alors qu'il est responsable d'un laboratoire de recherche sur les moteurs à huile lourde aux Services techniques de l'aéronautique situé au sein même du ministère de l'Air boulevard Victor à Paris, Pierre Clerget assiste régulièrement à des projections de films montrant des crash d'avions, lesquels se terminent invariablement par l'explosion des réservoirs d'essence, l'incendie de l'appareil et la perte de l'équipage. Le danger d'explosion est la hantise du ministère. D'où l'idée d'alimenter les moteurs à l'huile lourde (gasoil) non combustible dans des conditions naturelles.
Clerget lui-même fait et refait cette expérience spectaculaire devant les officiels : il jette une torche enflammée dans un baquet d'huile et, alors que l'auditoire est pris de panique, la torche s'éteint ! L'huile lourde, résidu du cracking du brut, est produite depuis peu en France par la Compagnie française de raffinage. Elle alimente des moteurs industriels. L'année suivante, en 1929, les constructeurs de dirigeables Allemands, Anglais et Italiens commencent à abandonner le moteur à essence pour un Diesel, plus sûr. Si le gasoil est bon marché et serait utilisable dans l'aviation, les moteurs " aériens " puissants et légers manquent. En juin 1929, chez Junkers en Allemagne, pays où le diesel est né et à Paris au STAé, deux moteurs prototypes répondant à ce critère sont présentés. La solution française, le Clerget 9 A alimenté à huile lourde pèse 228 kg et développe 110 ch à 1800 tours. En 1930, sur le Clerget 9 B la puissance est portée à 200 ch et à 300 ch sur le 9 C en 1932. Le moteur diesel d'aviation n'intéresse pas seulement les militaires. En France, l'idée d'employer l'hydrogène hautement explosif pour le transport public déplaît ; le gouvernement et les instances chargées des transports aériens se sont nettement prononcées contre les dirigeables. Plusieurs constructeurs planchent sur des appareils volants géants capables de traverser l'Atlantique avec des passagers : Blériot, Couzinet, Farman, Latécoère, Lioré et Olivier. Face à ces perspectives nouvelles, les travaux de Clerget au STAé sur les moteurs à huile lourde revêtent un intérêt certain.

   - Les merveilleux Clerget 14-cyl à huile lourde

Fort d'une expérience de quatre années acquise sur les 9-cyl en étoile, et pour répondre à la demande pressante des constructeurs qui veulent des moteurs d'aviation puissants (plus de 300 ch), le groupe Clerget réalise en 1932 un premier 14-cyl en étoile, baptisé 14 D, développant 300 ch à 1500 tours pour un poids de 467 kg. Le 14 D donne naissance en 1934 au 14 E de 36,7 litres de cylindrée (140 x 170 mm) fournissant une puissance réelle de 400 ch grâce à un haut régime de rotation, 1 800 tours, obtenu par un palier central sur rouleaux. Ce moteur, qui dérive du 9 C par augmentation de l'alésage, est proposé au marché en 1934, après avoir effectué une série d'essais en vol sur le Potez 25 du STAé. Fait inattendu, à partir de 1934, les moteurs Diesel développés par l'équipe Clerget au STAé atteignent en puissance celle des meilleurs moteurs à essence, le " Jupiter " chez Gnome et Rhône, dans sa version non suralimentée, ne dépasse pas 420 ch et le meilleur 12 cylindres ayant passé l'homologation chez Lorraine, qui développe 450 ch. Le premier moteur alimenté au gasoil d'aviation commercialisé au monde, le Packard Diesel, quoique léger, 231 kg, ne développe que 225 ch. Le gourmand Jumo 204 chez Junkers dépasse les 500 ch mais il pèse plus de 800 kg, et que dire du Beardmore Diesel propulsant le dirigeable géant R 101 britannique, avec ses 525 ch à 900 tours ( !) et ses 2 250 kg !
En 1934, la petite équipe réunie autour de Pierre Clerget au laboratoire de la porte d'Issy sort le 14 F, avec une cylindrée légèrement réduite (34,5 litres) et une pompe d'injection améliorée, alimentant une double injection directe (brevet Clerget), délivrant 450 ch à 1 800 tr/mn. De manière à pouvoir encore augmenter sa puissance par suralimentation, un système de refroidissement mixte est développé : air et eau plus glycol. Comme sur le 9 C à huile lourde, plusieurs variantes susceptibles d'intéresser le ministère par un usage militaire concret sont présentées, 14 F1, 14 F2, 14 Fcs (compresseur) dont un moteur réversible, sur une même base mécanique.
La version 14 F1 à simple injection comporte un dispositif de réversibilité en vol du sens de rotation du moteur et délivre 500 ch à 1900 tours pour 600 kg. En juillet 1934, des essais de frein Froude sont réalisés au STAé. Ils montrent que ce moteur est sobre et puissant ; il délivre jusqu'à 580 ch au régime de 2050 tours, ne consomme que 175 g/ch/h à la puissance de 450 ch, 180 g/ch/h à la puissance de 500 ch et 185 g/ch/h à la puissance de 580 ch. Une puissance de 730 ch est obtenue en sur régime (2 200 tours, qu'on peut soutenir plusieurs minutes, contrairement aux moteurs à essence). Le système de réversion de la marche, en revanche, jugé dangereux par certains pilotes d'essais, est bientôt rendu superfétatoire par l'apparition des hélices à pas variable en vol, un dispositif qui commence à être fabriqué en série.
Un moteur 14 F1 de 450 ch est monté sur un Potez 25 en 1934 pour des mesures de puissance et de consommation. Dans ce but, l'avion doit effectuer la liaison Paris-Bordeaux et retour sans ravitaillement. Le 13 mai 1935, piloté par l'adjudant chef Jacot, le Potez 25 fait un vol direct Paris Bordeaux à 180 km/h de moyenne, la consommation étant de seulement 166 g/ch/h. Cette expérience montre qu'avec son moteur Diesel, le Potez 25 réalise les mêmes performances qu'avec son moteur à essence de série, le Lorraine 12 Eb de 450 ch, mais avec un rayon d'action supérieur de 40 %. Une idée reçue de plus est bousculée : diesel ne veut pas dire poussif, gourmand et lourd !
La version 14 F2 possède deux injecteurs par cylindre, une solution à laquelle Clerget est attaché depuis toujours. Pièce sensible, les injecteurs sont réalisés en acier haute résistance et vissés dans le carter par un contre écrou. La culasse est réalisée en alliage RR56, forgé et fraisé. Comme sur le 14 F1, un démarreur Viet à air comprimé permet des départs faciles, malgré le taux de compression élevé. En effet, la compression (17 à 1) est telle sur ces moteurs diesels qu'il est impossible (et dangereux) de brasser l'hélice. Une soupape de décompression est ajoutée, autorisant les démarrages. Produit en (petite) série chez Hispano-Suiza en 1936 et 1937, ce moteur délivre alors 500 ch à 1900 tours pour un poids de 585 kg. Sur cette version, le palier central à rouleaux est supprimé, de même que l'eau du refroidissement, effectué désormais purement par air.
Monté pour évaluation sur le Potez 25, le 14 F2 permet d'établir le 4 octobre 1934 avec le pilote du STAé l'adjudant-chef Jacot, un record mondial d'altitude pour moteur à huile lourde à 6 000 m avec une charge de 2 100 kg.
Dès le début de l'année 1935, le système de pompes à injection et injecteurs Clerget est parfaitement au point, dûment breveté et sera monté sur tous les moteurs ultérieurs, même s'il faut, selon l'ingénieur Meulien, pour réaliser une bonne crépine d'injecteur, en fabriquer et en essayer des quantités. Bien entendu, Clerget met en place un système d'injection double (mélange carburé et adjuvant chimique) sur le quatorze cylindres. Le système de double injection (gasoil et nitrate de méthyle et d'éthyle mélangé) avec deux compresseurs Gnome et Rhône, permet d'élever la puissance en janvier 1936 à 500 ch pour une masse du moteur de 510 kg. Clerget prépare en 1937 un 14 F2 monté toujours sur l'antique Potez 25 dans l'espoir de battre un record d'altitude. Après différents essais de compresseur Gnome et Rhône (un étage, deux étages, une vitesse, deux vitesses) et de turbocompresseur Rateau pendant l'été 1937, le record mondial d'altitude pour moteur Diesel est porté à 7 652 mètres le 6 décembre 1937, sur le Potez 25 dont l'aile reçoit deux mètres carrés de voilure supplémentaire. Ce vol est conduit par l'équipage Georges Détré, pilote, et Raymond Marchal, ingénieur de bord ; au cours du record, alors que la température extérieure est de -42 °C, le moteur fonctionne parfaitement et le 14 F2 se paye le luxe de fonctionner en altitude compresseurs Gnome et Rhône arrêtés !
Un 14 F2 est sacrifié en septembre dans un test de longévité au banc. Des techniciens se relaient jour et nuit pour les pleins et le moteur est lancé à plein régime jusqu'à ce qu'il casse. Peu avant Noël, alors qu'il vrombit toujours, l'équipe stoppe le moteur pour passer des fêtes de fin d'année tranquilles. Le 14 F2 n'a pas cassé et il a tourné plus de 3 000 heures ! Le " meilleur moteur Diesel d'aviation du monde ", le Clerget 14 F est homologué en trois temps. Un 14 F2 réussit le 29 juillet 1938 l'homologation à la puissance de 520 ch à 1 910 tours par minute. La licence de fabrication est vendue Hispano-Suiza. Une série de 32 moteurs à huile lourde est mise en fabrication, de façon à permettre aux Sociétés nationales de disposer d'un propulseur d'altitude, et aux bureaux d'études des constructeurs intéressés de mettre au point des machines de guerre. Les licences des pompes et injecteurs sont vendues à Hispano- Suiza (Bois Colombes, automobiles et moteurs d'avion), Chenard et Walker (Gennevilliers, automobiles), à la Société des carburateurs Zenith (Levallois-Perret), à la Société Viet (démarreurs et accessoires) et à l'Omnium Métallurgique et Industriel Chaise (Paris, moteurs d'avion).

   - Le turbo diesel, une invention française

Monté sur Junkers 86, le Jumo 004 permet au bimoteur de voler en croisière à 40 000 pieds. A cette altitude, le bombardier ne peut être intercepté par aucun chasseur, les plus puissants moteurs à essence étant incapables de fonctionner. De quoi donner des cauchemars aux stratèges des états-majors. En France en 1938, tandis que sont commandés à la SNCASE des centaines de bombardiers LeO-45 sans moteurs, les ingénieurs de la SNCM testent au banc en altitude des moteurs à essence fortement suralimentés capables de supporter les très basses températures conséquence des hautes altitudes de vol. Chez Gnome & Rhône et chez Hispano-Suiza on teste fébrilement de la même façon tous les compresseurs existants.
Tandis que Clerget est chargé d'étudier un moteur Diesel suralimenté de 4 000 chevaux (pour quel usage ?), les Services techniques de l'aéronautique sous la conduite de l'ingénieur Raymond Marchal montent un compresseur à deux étages Rateau-Farman sur un 14 F. Ainsi naît le premier moteur turbo diesel du monde, baptisé non pas TDI ou HDI mais Fcs (type F suralimenté). Le résultat est stupéfiant. Si la merveilleuse longévité du 14 F2 est légèrement entamée, la puissance en altitude est élevée de manière très spectaculaire.
Le moteur turbo diesel 14 Fcs apparaît le 24 novembre 1938 à Villacoublay pour essais sur le Potez 25 du STAé. Le moteur délivre 590 ch à 1900 tours au sol, 610 ch à l'altitude dite de rétablissement de puissance, vers 1600 mètres et il développe 710 ch en altitude (4 000 mètres). D'une sobriété étonnante, il ne consomme à la puissance de 600 ch que 203 grammes par cheval et par heure. C'est le premier moteur d'aviation français comportant deux étages de compression centrifuges et le premier diesel au monde dont le rapport poids/puissance est inférieur à 1 (0,98). Plusieurs vols sont effectués avec ces moteurs en 1939 sur un bimoteur Bloch 203.
Cherchant à regagner la fiabilité perdue, on diminue les contraintes thermiques en abaissement le taux de compression de 17 ou 15 à 12 et en ajoutant au combustible une faible quantité de pyridine pour éviter le " gommage " des pistons. Le moteur 14 F est homologué en 1939 une troisième fois à la puissance de 720 ch au décollage. Il supporte même de fonctionner pendant deux heures en survitesse, à 2 400 tr/mn, atteignant une puissance de 940 ch en pointe. Sur ces derniers moteurs, les culasses sont toujours refroidies par air, mais les cylindres sont à refroidissement mixte à air et à eau. Muni de ces dispositifs et d'une pompe à eau, le moteur 14 Fcs en ordre de marche pèse 710 kg. Pressé par les commandes du réarmement à produire en série des moteurs d'aviation puissants, l'Etat crée en juillet 1939 le Groupe d'étude des moteurs à huile lourde (GEHL) et en confie la direction à l'ingénieur Marchal. Les rôles entre l'ancienne équipe Clerget du STAé et le GEHL sont redistribués par le ministère. Les recherches et développements des nouveaux moteurs sont rattachés à l'Arsenal de l'Aéronautique, nouvellement créé, sous la direction de Clerget, et Marchal est chargé préparer la fabrication en série du 14 F chez les industriels de l'automobile. Un petit bureau d'études avec deux ingénieurs et cinq techniciens d'essais est créé chez Panhard à Ivry début 1940, avec des moyens d'essais statiques à Chalais- Meudon et en vol au C.E.V. de Villacoublay. Cent moteurs 14 F doivent être fabriqués. La capitulation de juin 1940 met fin au projet. Repliés chez Panhard à Tarbes en juillet 1940, les ingénieurs du GEHL sont dispersés par l'exode dans le sud de la France, avant d'être regroupés à Lyon à la SIGMA en septembre 1941. Là, les travaux de diésélisation des 14-cyl reprennent sur une base existante, le Gnome & Rhône 14 N, moteur du LEO- 451. Fin 1942, une puissance de plus de 1 080 ch est obtenue au banc avec le turbo sur la base du 14 N (qui prend la dénomination 14 NC, C pour Clerget) se terminant par l'explosion du moteur. Le groupe comprend une cinquantaine de personnes, exploitant trois bancs de monocylindres et trois bancs de moteurs complets. Six moteurs 14 NC complets sont réalisés et testés fin 1943 pendant plusieurs heures à plus de mille chevaux.
Quand les locaux de la SIGMA sont détruits par les bombardements alliés en mai 1944, Marchal et les ingénieurs du GEHL remontent sur Paris où le ministère de l'Air leur octroie l'ancienne usine Talbot de Suresnes, un site réquisitionné par l'Etat en août 1939 et transformé en laboratoire d'étude des moteurs de grande puissance qui faisaient tant défaut dans l'aviation française.
Quand l'Allemagne capitule en mai 1945, le GEHL à Suresnes récupère 70 machines-outils de qualité, et les essais sur le 14 NC reprennent. Le 1er janvier 1947, au moment où le GEHL est absorbé par la SNECMA, le groupe dispose de 170 machines- outils, six bancs d'essais monocylindres dont quatre insonorisés, un laboratoire développant des injecteurs, le tout sous une surface couverte de 10 000 m2, trois bancs d'essais à Toussus-le-Noble pour les moteurs à pistons et un banc pour les essais de pulso-réacteurs, avec un effectif de 226 personnes. Un 32 cylindres Diesel de 4 000 ch est mis à l'étude quand la SNECMA décide l'abandon des moteurs à pistons.
De nos jours, 40 % des automobiles en France roulent au gasoil, la plupart avec un turbo et la totalité du parc des poids lourds en Europe.

   - Sources documentaires

Dossier Mazout d'enfer sur le Clerget 14. Gérard Hartmann. (pdf, 1637 Ko)