« Il fallait faire quelque chose ! Les Bordelais ignoraient tout de leur passé aéronautique, ils ne savaient pas qu'ici, on fabriquait des avions ». C'est sur cette constatation que René Lemaire passa à l'action en sensibilisant l'opinion, à travers un long article en première page de Sud-Ouest Dimanche, daté du 30 août 1970. Photos à l'appui, il rappela aux lecteurs de l'agglomération bordelaise leurs liens historiques avec l'aéronautique.
Cette première initiative trouva un développement, des années plus tard, avec la ville de Mérignac. Avec la responsable des relations publiques, Madame Bonneau et l'aéroport, René Lemaire mit sur pied en 1985 une exposition pour le 75 ème anniversaire de l'aviation à Mérignac. « 42 panneaux documentés, 1 mètre sur 1 mètre: ce fut un succès ! On attira les fanatiques ». Et René Lemaire en rencontra, c'est avec l'un d'entre eux que prit forme l'idée d'un conservatoire de l'air...
Cette volonté de réveiller les mémoires des Bordelais sur leur passé aéronautique, pour mieux préparer leur avenir, René Lemaire ne la doit pas à ses origines géographiques. Il la doit à son admiration pour les progrès techniques de l'aviation accomplis au fil du temps, par des hommes de courage, sur sa terre d'adoption girondine.
Né à Bagneux, aux portes de Paris, fils d'un horticulteur passionné par la philatélie aéronautique, il sut très tôt vers quoi orienter son avenir. Son père gagnant d'un concours philatélique en 1936, obtint en récompense un baptême de l'air à Villacoublay . Avec son fils, il se rendit au terrain d'aviation où les attendait un Farman à aile haute piloté par un certain... Michel Détroyat. Des adultes prirent place avec son père dans l'appareil mais celui-ci complet, laissa au sol le plus jeune: le petit René âgé de 8 ans ! « L'avion est parti, je pleurais au bord de la piste, des gens m'ont emmené à la cantine, ça s'appelait « la Mère Popotte » et pour me consoler, ils m'ont donné un quignon de pain et une barrette de chocolat à cuire. ». Cette frustration, associée au souvenir du premier cadeau marquant de son enfance : une carte postale illustrée d'un Caudron Renault, déclenchèrent chez René un déclic : c'était certain, l'aviation serait son métier, il était « déterminé à y entrer » !
Mais comment, quelques années plus tard, mettre en oeuvre cette vocation quand on est mauvais élève ? « Je me suis fait « bouler » du lycée Lakanal et après une année prépa, j'ai trouvé une école qui délivrait un diplôme d'ingénieur sans le bac : l'ETACA (1). D'un coup, je suis devenu brillant ! et ai obtenu mon diplôme d'ingénieur à 19 ans ». Après un service militaire en Allemagne dans l'aviation, René Lemaire entra à la SNCASO, à Courbevoie. Une offre d'emploi affichée sur un tableau attira son attention : l'entreprise recherchait des ingénieurs d'essai en vol. Or pour intégrer cette élite, il fallait obligatoirement passer par l'EPNER établissement qui forme les pilotes d'essai, mécaniciens, expérimentateurs en vol des prototypes. « C'était un an d'études et d'enthousiaste, j'en suis sorti dans les premiers ».
Ce diplôme lui permit de procéder à ses premiers essais en vol sur le biréacteur Vautour à Melun-Villaroche et à Istres. C'est là qu'il fut témoin de l'accident d'essai du Voltigeur, à bord duquel se trouvaient trois de ses «copains » (2) : « L'image des corps carbonisés ne m'a jamais quitté » dit-il avec émotion. Nommé, ingénieur d'essai, sur le successeur du Voltigeur, son manque de confiance dans ce programme qu'il estimait mal engagé, l'amena à démissionner.
Très vite, Serge Dassault, alors directeur des essais en vol l'embaucha en 1959 à Melun-Villaroche, puis sur le site de Mérignac comme ingénieur d'essai sur le Spirale : « On a fait des prouesses avec cet avion » . Ce bimoteur évoluera vers un projet plus élaboré à décollage court, le Spirale III. Bien que retenu par le comité technique des programmes de l'armement, la commande fut résiliée, les accords d'Evian étaient passés par là, l'armée de l'air avait d'autres vues sur le matériel volant ».
Dassault sentait l'urgence à construire un successeur moderne au Flamant, bimoteur de liaison pour l'armée de l'air. René Lemaire fut choisi pour diriger le bureau d'étude du Mystère 20, un biréacteur en nacelles, à aile basse, élégant et confortable. Développé en 14 mois, le premier essai en vol était fixé au 04 mai 1963 vers 17 heures. Or à 15 heures, une délégation américaine de la Pan American Airways, menée par leur conseiller technique Charles Lindbergh -en personne-, était à Mérignac à la recherche d'un avion d'affaires pour leur compagnie. Examinant sous toutes ses coutures le prototype 01, elle trouve le Mystère 20 séduisant et bien construit. « La délégation n'assista pas à notre premier vol, repartant juste avant, pour ne pas nous perturber; élégance toute américaine » dit René Lemaire. René Bigand aux commandes, décolla pour la première fois le prototype vers 17 heures, avec à bord : Jean Dillaire et ...René Lemaire à l'écoute radio.
« C'est un grand moment de passer de la conception d'un appareil, au premier essai en vol! je l'ai fait à deux reprises. En dehors de l'époque des pionniers de l'aviation, je pense avoir été le seul à éprouver ce plaisir ! Les jeunes ne connaîtront jamais ces moments intenses ». « Peu après, Pan Am nous demanda des spécifications particulières pour réaliser, non pas un avion de liaison militaire, mais un avion d'affaires sur la base du Mystère 20. Comme par exemple : augmenter l'autonomie pour relier d'un vol les deux côtes des USA, du « coast to coast », des réacteurs double-flux, doubler les roues du train d'atterrissage, etc. ». Conforme aux demandes américaines et rebaptisé Fan Jet Falcon, puis plus simplement Falcon 20, cet avion plaisait. En peu de temps, Dassault reçut 40 commandes fermes et 120 en option. « J'ai participé à la certification américaine » dit René Lemaire. Il a, également, plaisir à évoquer les vols d'essai de l'époque ou l'ordinateur ne remplaçait pas l'ingénieur : « Lors des tests de décrochage, je fixais des bouts de laine sur la voilure et regardais à travers les hublots leur comportement au moment de la perte de la couche limite... ». Par la suite, il conçut et effectua le premier vol du Falcon 10 et sa certification, après quoi il fut nommé, Chef du « département d'études des Falcon en service » et finit là sa carrière professionnelle. Au début de celle-ci, René Lemaire réalisa un prototype personnel de sa conception, dans le cadre d'un concours destiné à sélectionner un avion de vulgarisation : « C'était à l'époque de la fin des essais du Vautour et je m'ennuyais. Pour réaliser un avion léger qui ne parte pas en vrille sur un coup d'aileron, j'avais inventé une surface verticale en remplacement des ailerons. Je l'ai fait voler à Istres, puis j'ai abandonné le concours pour rentrer chez Dassault ». Curieusement René Lemaire ne s'est pas passionné pour le pilotage ; bien que pilote privé, quand il évoque ses vols en Piper Cub ou Stampe « c'était pour m'amuser », sans plus.
La collection de cartes postales aéronautiques constitue depuis le « déclic » de 1936, une autre activité importante dont il est très fier. De la passion pour la philatélie aéronautique de son père, à la sienne pour les supports de timbres que sont les cartes postales d'aviation, on trouve là une continuité de l'oeuvre du père. L'opportunité de concrétiser cet intérêt de la cartophilie se produisit en novembre 1971 à la Chambre de Commerce de Bordeaux, où se retrouvaient tous les dimanches, les collectionneurs. C'est dans ce lieu que deux hommes, qui ne se connaissaient pas, se parlèrent : l'un recherchait des cartes postales d'avions militaires et l'autre des cachets des postes civiles et militaires des correspondances datant de la guerre de 14/18. René Lemaire venait de proposer à Etienne Simon (3) un échange de cartes postales. Dès ce jour commença une collaboration qui donna naissance à la première édition en 1976 du « Catalogue de cartes postales aéronautiques d'avant 1914 », classées par éditeurs. Aujourd'hui, les deux amis ont référencé 40 000 cartes postales sur l'aéronautique dont 20 000 d'avant 1914 !.
C'est donc suite aux rencontres faites à l'occasion du 75 ème anniversaire de l'aviation à Mérignac en 1985, que l'idée de fonder un conservatoire de l'air prit forme entre René Lemaire et Bernard Pieracci . « Nous en avons discuté, ensuite avec Jean-Louis Dupuis, André Oudin et Bernard Besnier. C'est dans ma salle à manger que tous les cinq, nous avons décidé de créer une association. Ils m'ont désigné comme président et nous avons déposé les statuts du CAEA en 1987. On s'est appelé conservatoire plutôt que musée car nous avions l'intention de faire voler à nouveau des avions dont l'histoire était liée à la région. Au début, pour nous loger, nous avons partagé avec la Douane à Mérignac, un vieil hangar dans la BA 106, sur l'ancienne zone américaine , là, nous avons bichonné un Nord 2501, un Broussard, un Flamant et un Fouga. ». Ces quatre premiers appareils ont été livrés en vol par l'Armée de l'Air grâce à l'intervention du directeur de l'IUT de Technologie de la faculté de Talence Roger Lalanne.
Par la suite, l'équipe pionnière du CAEA obtint de la Chambre de Commerce de Bordeaux et de son directeur en charge de l'aéroport de Mérignac, Bernard Landeche, le hangar H2 à partager avec Médecins sans Frontières. « La tempête de 1999 devait mettre à mal cet abris : des fuites d'eau importantes, il fallut l'année suivante le détruire, c'est grâce au Commandant de la 3 ème Région aérienne, le Général Marc Alban (4), que la BA 106 nous offrit l'asile ici au HM2 ». Une pointe d'amertume toutefois dans l'équipement en aéronefs du CAEA, quand son principal employeur refusa d'acquérir le premier Falcon, vendu aux Domaines après avoir servi à la DGAC (5). « C'est vrai, ça m'a fait de la peine...j'ai dû l'acheter à titre personnel».
Dix ans après la création, face à des soucis familiaux, René Lemaire démissionna de la présidence du CAEA, tout en restant membre très actif. Mémoire de l'aviation régionale, il prit une grande part en tant qu'historien, au centenaire de l'aviation en Gironde en 2010 et dirigea l'édition du livre « 100 ans d'aviation en Gironde ».
Les 80 ans passés, on peut voir la longue silhouette de « Monsieur Lemaire » toujours alerte, cheminer entre les avions dans le hangar HM2 du CAEA. Très attentif aux ateliers de restauration, aux salles de conservation, partageant cette passion des choses de l'air avec les hommes qui y travaillent bénévolement.
(1) Aujourd'hui ESTACA
(2) Roger Carpentier, Yves Crouzet et Marcel Hochet
(3) Cf. Atelier B.26
(4) Par la suite président du CAEA de 1998 à 2006
(5) Le Mystère 20-01 est au Musée de l'Air du Bourget (MAE)